En ce qui concerne la peine accessoire d’inéligibilité, le ministère public a laissé le choix à la Cour de justice de la République. C’est la première comparution d’un ministre en fonction, et qui plus est, de la Justice, devant cette instance exceptionnelle.
Un réquisitoire implacable de plus de trois heures a marqué le mercredi 15 novembre devant la Cour de justice de la République (CJR), où le ministère public a requis un an de prison avec sursis à l’encontre d’Eric Dupond-Moretti. Le garde des Sceaux est jugé depuis dix jours pour prise illégale d’intérêts, un délit passible de cinq ans d’emprisonnement et 500 000 euros d’amende.
Concernant la peine complémentaire d’inéligibilité, obligatoire en cas de condamnation, l’accusation a laissé à la cour la latitude de décider, avec la possibilité de dispenser le prévenu “par décision spécialement motivée”.
Au cours de ce réquisitoire à deux voix, le procureur général Rémy Heitz a affirmé : “Au terme de ces dix jours d’audience, j’ai, pour ma part, acquis la conviction que le délit de prise illégale d’intérêts était constitué.” Malgré les critiques de partialité souvent formulées à l’égard de la CJR, composée de magistrats professionnels et de parlementaires, le procureur a souligné sa propre “impartialité” dans cette affaire, même face à la complexité d’accuser son ministre de tutelle. Rémy Heitz a déclaré n’avoir “jamais imaginé devoir un jour tenir le siège du ministère public dans un procès mettant en cause le ministre de la Justice en exercice”.
“Je mesure, Monsieur le ministre, l’épreuve que représente cette audience pour vous, qui êtes habitué aux prétoires. Vous voir là, en civil parmi nous, qui sommes en robe, cela ne fait plaisir à personne.”
Rémy Heitz, procureur général
lors de son réquisitoire devant la Cour de justice de la République
Une fois les salutations initiales terminées, le successeur de François Molins en tant que procureur général près la Cour de cassation a exposé ses arguments à charge. Il est rappelé qu’Eric Dupond-Moretti est accusé d’avoir ordonné des enquêtes administratives à l’encontre de quatre magistrats avec lesquels il avait eu des différends lorsqu’il exerçait en tant qu’avocat. Le célèbre avocat pénaliste avait même déposé une plainte contre trois d’entre eux dans l’affaire des fadettes, instruite par le Parquet national financier (PNF). Bien que la plainte ait été retirée le soir même de sa nomination à la Chancellerie, l’accusation estime que cela n’a pas été suffisant pour éviter une situation de conflit d’intérêts.
L’accusation soutient que plusieurs alertes ont été négligées
À la barre, face aux quinze juges de la cour, composée de trois magistrats professionnels et de douze députés et sénateurs, Rémy Heitz, en tant que requérant, a débuté en tournant le dos au prévenu pour avoir une vue complète de l’audience. Son objectif initial était de dissiper “deux rideaux de fumée” soulevés par la défense dans cette affaire. Il s’agissait premièrement de réfuter l’idée d’un “règlement de comptes” orchestré par les syndicats de magistrats à l’encontre d’un ex-avocat notoire pour ses critiques envers la magistrature. Deuxièmement, il a rejeté la théorie selon laquelle cette procédure serait le résultat de François Molins, “déçu de ne pas avoir été ministre” de la Justice, qualifiant cette affirmation de “fable” s’inscrivant dans une stratégie plus large de discréditer d’autres acteurs.
En collaboration avec son collègue Philippe Lagauche, Rémy Heitz a ensuite clarifié devant la cour les contours de la prise illégale d’intérêts, fournissant une explication pédagogique sur ce délit complexe qui a évolué avec la jurisprudence. Cette infraction consiste, pour un “agent public”, à tirer avantage d’une situation de conflit d’intérêts dans laquelle il se trouve. Le ministère public a souligné que si l’agent public s’abstient ou se déporte à temps, il peut éviter la commission du délit de prise illégale d’intérêts. En revanche, s’il ignore l’obstacle et privilégie son intérêt personnel en prenant une décision, il ne parvient pas à éviter cette infraction.
En résumé, Rémy Heitz a soutenu que Eric Dupond-Moretti n’a pas pris les mesures nécessaires à temps, soulignant que le décret de déport vers Matignon pour ces dossiers sensibles n’a été pris qu’en octobre 2020, quatre mois après sa nomination. Il a ordonné des enquêtes administratives alors qu’il aurait pu “s’abstenir” ou différer cette décision. Rémy Heitz a soulevé la question de l’urgence, soulignant que le ministre et son entourage avaient identifié la problématique de conflit d’intérêts dès le premier jour de sa nomination. Le procureur général a énuméré plusieurs “clignotants orange et rouges” qu’il estime avoir été ignorés par Eric Dupond-Moretti.
“Ignorant délibérément les alertes, le ministre a pris une mesure qu’il aurait dû éviter. En initiant ces enquêtes, il a délibérément franchi une barrière que notre système juridique considère comme inviolable.”
Rémy Heitz, procureur général
lors du réquisitoire devant la Cour de justice de la République
Bien que le ministère public ait concédé que la “volonté de se venger n’était pas forcément chez le ministre l’unique ressort de ses prises de décision”, il a néanmoins utilisé la définition de la prise illégale d’intérêts pour affirmer qu’Eric Dupond-Moretti était “coupable” du simple fait qu’il ait “sciemment accompli l’acte constituant l’élément matériel du délit”. Rémy Heitz a, par ailleurs, centré son argumentation sur l’animosité du ministre envers ces quatre magistrats, en détournant la célèbre phrase de Montaigne sur l’amitié : “Il y a délit parce que c’était vous, Monsieur Moretti, et parce que c’étaient eux.”
Un membre du gouvernement rappelé à ses “devoirs”
Avant de détailler la peine requise, le procureur général a écarté le “dernier faux débat” soulevé par le ministre dans sa défense : “le rôle de l’administration”. Rémy Heitz a souligné que “le ministre n’aurait fait que suivre des instructions, mais une telle décision ne relevait pas de la compétence de ses services”, qualifiant cette stratégie de “facilité” et de “dérobade”. Alors que l’entourage du ministre a témoigné de ses efforts pour trouver des solutions et contourner la situation de conflit d’intérêts, le procureur général a renvoyé le prévenu à “ses responsabilités”.
“Dans cette affaire, à mes yeux, le ministre n’a pas été bien conseillé ni protégé du risque de prise illégale d’intérêts”, a tempéré Rémy Heitz avant d’insister : “Il n’a pas été suffisamment préservé contre son principal ennemi, lui-même.” Malgré son désir de mettre en avant “les éléments à décharge” en faveur du ministre et de “l’homme derrière le ministre”, le procureur général a rappelé que ces “faits avaient été commis au début d’un mandat au cours duquel il s’était fortement investi au service de l’institution judiciaire”. Néanmoins, la tonalité a changé : “Il a reconnu spontanément que le conflit d’intérêts n’avait jamais été son obsession, on aurait aimé qu’il le fût davantage.”
Assis derrière, Eric Dupond-Moretti a troqué l’assurance de l’homme de loi pour le silence du prévenu face à l’accusation. Ses avocats plaideront jeudi, avant la mise en délibéré de la décision.